LIVRE VERT SUR LE SERVICE PUBLIC: Eléments pour une réponse
 Yves Durrieu  (15/07/03)

 

Avant de répondre au questionnaire proposé par la CE, il est indispensable de rédiger une introduction mettant en relief les insuffisances de ce texte et son orientation persistante en faveur d’une priorité absolue à la concurrence.

 

INTRODUCTION

Ce livre vert répond à la demande faite, sur proposition du Parlement Européen, par le Conseil des Ministres à la Commission Européenne d’envisager la publication d’une directive-cadre  sur le statut de l’ensemble des SIG, permettant d’aménager leur avenir, après que des directives successives aient défini les règles propres à chacun de ces secteurs d’activité.

Ce LV, composé d’une batterie de 3O questions,  accompagnées de commentaires repartis sur 108 paragraphes et d’une annexe explicative de 93 autres paragraphes, laisse le lecteur dans l’expectative : est-ce une vraie consultation démocratique dont les décisions à prendre seront directement inspirées des réponses reçues, ou bien, les décisions étant déjà prévues, les réponses ne serviront-elles pas à qu’à justifier ces décisions, ou bien encore ce LV ne constitue-t-il qu’une mesure dilatoire pour retarder une décision embarrassante, qui de plus divise peut-etre les membres de la CE ? Il est probable que l’utilisation faite des réponses enregistrées permettra de se prononcer sur cette question préalable. Néanmoins, avant d’entrer dans le détail du questionnaire, on s’autorisera à quelques observations générales portant sur le questionnaire lui-meme et sur les commentaire l’accompagnant.

SUR LE QUESTIONNAIRE : On peut regretter un fractionnement trop ciblé qui empeche

souvent d’aborder les problèmes les plus importants dans leur ensemble. « La valeur ajoutée » d’une directive éventuelle peut difficilement ressortir d’une série de réponses plus ou moins techniques, alors qu’elles auraient du  revetir un caractère de nature plus politique, par rapport aux textes sectoriels, plus techniques. Il devrait s’agir en fait de traiter deux problèmes :

1,Est-ce que, depuis la signature du Traité de Rome (1957), on doit tenir compte de l’expérience des années passées , considérer encore que les SIG constituent une simple exception à la règle universelle de la concurrence, et que cette situation exceptionnelle  les protège suffisamment d’une détérioration progressive de leurs caractéristiques .

 2, La sécurité juridique des entreprises assurant des SIG est-elle suffisante, en particulier pour ce qui concerne des aides d’Etat correspondant aux missions qui leur ont été assignées ou doivent-elles continuer à dépendre des aléas des arrets de la Cour européenne de justice ? Ces problèmes ne sont traités que par le biais de questions très contingentes (questions 18,21,2 3) qui en limitent beaucoup trop la portée. Enfin toute une série de sujets fondamentaux sont plus ou moins oubliés : la régulation ne fait l’objet que d’une question (la 4) qui ne paraît pas la plus importante, la place et le statut de l’opérateur historique, les délégations de service public, le pouvoir pour l’autorité publique de gérer elle-méme son SIG, le partenariat public-privé : autant de sujets oubliés.

SUR LES COMMENTAIRES accompagnant le questionnaire : Ceux-ci sont très orientés. Dès les premières pages, on trouve des affirmations telles que : « la libéralisation a favorisé la modernisation, l’interconnectivité et l’intégration de ces secteurs », « elle a augmenté le nombre des concurrents et conduit à des réductions de prix », »elle a permis la création de près d’un million d’emplois ». Une telle évaluation aurait mérité l’ouverture d’un débat sous forme de questions, plutot que de faire l’objet de ces jugements péremptoires. Plus précisément en  matière d’évaluation des performances des SIG, il semble que le commentaire préjuge un peu vite de la nature des réponses aux questions posées sur ce sujet ,lorsqu’il y envisage  l’avenir : « la Commission appliquera dans le cadre des futures évaluations horizontales la méthode définie par la Communication de la Commission », « la Commission établira des rapports annuels présentant les résultats de l’évaluation horizontale » Dans ces conditions, à quoi sert-il de répondre à la question 25 ?

 

Ainsi le conditionnement des questions et les commentaires les accompagnant peuvent laisser craindre une synthèse rédigée par la Commission qui soit favorable au maintien du statut quo,tant en ce qui concerne la relation concurrence-SIG que l’organisation générale des SIG ,y compris leur régulation et l’évaluation de leurs performances. Dans ces conditions, on ne voit pas quel serait la raison d’etre d’une directive-cadre vidée ainsi de son contenu. A la Commission de démentir ce pronostic ?

 

REPONSES AU QUESTIONNAIRE

QUESTION 1 .Le développement des SIG est indispensable à la cohésion sociale et territoriale de l’UE et à la solidarité entre ses membres. Reconnus par l’article 16 des traités communautaires et par l’article 36 de la Charte européenne des droits fondamentaux , ils devraient étre également intégrés comme tels dans la nouvelle Constitution de l’UE. Dans ces conditions, le déséquilibre que le Traité de Rome avait institué entre la concurrence, considérée comme la Règle intangible ,et les SIG pris comme simples dérogations à cette Règle et susceptibles de recevoir à ce titre des compensations tout juste correspondantes au cout des missions de service public qui leur sont imposées, un tel déséquilibre doit disparaitre

 pour adapter le Traité aux réalités d’aujourd’hui ;on devrait examiner, en conséquence, la possibilité de construire un nouvel équilibre entre concurrence (considérée comme un moyen, parmi d’autres, et non plus comme une fin en soi) et missions d’intérêt général (appréciées de façon plus large et autonome par rapport au marché). Un  premier pas dans cette direction semblait pouvoir être franchi  lorsque la CE évoquait la possibilité d’adopter « un règlement d’exemption par catégorie » pour les aides d’Etat concernant ces missions afin de consolider la sécurité juridique des entreprises les assumant et leur éviter les aléas des arrets de la Cour européenne de justice. On pouvait espérer que cette initiative préluderait à une évolution allant dans le sens indiqué ci-dessus , et qu’elle redéfinirait le role des autorités publiques (collectivités territoriales, Etats, UE) face à la concurrence. Ceci devrait se traduire également par des questions que le LV aurait du  poser sur l’élargissement de la notion d’intérêt général et des aides d’Etat , sur une analyse critique de la référence obligatoire à « l’investisseur privé » pour les entreprises publiques ,sur le role que pourrait jouer la coopération entre entreprises,( tout autant que la concurrence ), sur l’opportunité de la séparation entre infrastructure et service utilisant celle-ci.

Question 3. Parmi les services publics en réseau, l’eau revêt le caractère le plus vital et donc le plus chargé d’intérêt général. C’est celui dont la mission de service public est la plus impérative. Il   paraît anormal de l’éliminer d’office des réflexions du LV sous prétexte qu’il n’est qu’un service local, alors qu’il est au contraire souvent géré au niveau d’un bassin, d’une région ou au niveau national, et que son caractère éminemment public devrait faire partie des préoccupations communautaires. De plus les collectivités publiques accordent souvent pour l’eau  des délégations de service public à des sociétés multinationales et multiservices susceptibles de pratiquer l’asymétrie de l’information au détriment de celles-ci..Il s’agit d’un problème d’intéret général à traiter comme les autres. Il en est de meme pour les transports publics urbains (en voie de réglementation communautaire, d’ailleurs critiquée), pour le traitement des déchets et autres services locaux qui devraient étre partie prenante à une règle-cadre communautaire

Question 4. Considérée comme occupant une place centrale dans le dispositif  d’intervention, la fonction de régulation est analysée dans le Livre vert presqu’uniquement dans la partie annexe et, de la sorte , ne fait l’objet dans la partie principale (paragraphes 34,35 ) que d’une seule question (n° 4) , alors que les directives sectorielles y consacrent de larges développements et qu’une Communication de la CE sur les agences européennes de régulation(11/12/02) pose toute une série d’options sur lesquelles il aurait été nécessaire de questionner le panel : tout en laissant les Etats membres libres de choisir leur forme de régulation,  il aurait été nécessaire d’interroger  les destinataires du LV sur les moyens de réaliser l’indépendance de ces organes de régulation, sur leur composition souhaitable, sur l’étendue de leurs missions ,sur leurs préoccupations à long terme (au moins autant qu’à court terme). D’autre part on peut s’interroger sur le role que peuvent jouer les autorités chargées de surveiller la concurrence, quand des Commissaires prévoient  et méme souhaitent que la concurrence entraine pour certaines activités de SIG l’émergence d’un système oligopolistique d’où sortiraient trois ou quatre champions européens (ou mondiaux) d’ici 5 à 10 ans. Ainsi la concurrence n’aurait eu comme effet que de substituer au système monopolistique public un autre système monopolistique mais privé celui-là .

Question 5. La réalisation d’un nouvel équilibre entre concurrence et réalisation des missions de SIG devrait etre l’axe central d’un cadre juridique communautaire global des SIG pouvant revetir la forme d ‘une directive cadre. Celle-ci apporterait une réelle valeur ajoutée par rapport à la situation héritée du Traité de Rome, si elle actait l’évolution survenue depuis lors et apportait une sécurité juridique aux opérateurs, absente jusqu’alors ; par exemple, l’exemption proposée récemment , lors d’un débat devant la Cour européenne de justice, pour la notification à la Commission des aides d’Etat correspondant à des missions de service public ne doit pas pouvoir etre remise en cause par un autre arret subséquent de cette meme Cour.

Question 9. Plutot que d’évoquer   la notion d’ »obligation », il serait préférable d’utiliser le terme de « mission » qui revet un caractère beaucoup plus positif et ouvre des perspectives plus larges à la notion d’intérêt général. Dans ce sens, on observera que ces missions des SIG doivent , autant que leurs utilisateurs directs ,satisfaire et valoriser  la collectivité (ce que n’évoque pas le LV), en termes d’attractivité du territoire, d’aménagement urbain et du territoire, d’environnement, etc.. ; ces missions en faveur de la collectivité doivent étre prises en compte, meme si leur cout est difficilement estimable (exemple pour la SNCF : utilisation des trains interurbains dits Corail, destinés à réduire la centralisation du réseau ferré français, au prix d’un déficit important ; de méme le transport combiné et le fret de marchandises doivent-ils etre considérés comme ressortant de missions de service public , étant donné que dans un régime de concurrence totale, la SNCF aurait avantage à se débarrasser de ces prestations déficitaires?)

Enfin, au meme titre que la satisfaction des utilisateurs et celle de la collectivité, il serait également indispensable de considérer  de la meme façon la nécessité d’assurer pleinement  la sécurité des salariés travaillant dans les SIG, d’autant plus que certaines de ces activités peuvent  etre particulièrement dangereuses (électricité, gaz, transports collectifs)

Question 14. Il n’est fait  aucune mention de la nécessité pour les entreprises gazières  de se regrouper en consortium ,afin de conclure des contrats à long terme plus avantageux face à leurs fournisseurs. Ce n’est là qu’un exemple où la coopération entre entreprises de réseaux peut etre  un excellent moyen  de réaliser le Marché unique.

Question 15. L’accès au réseau incite à la séparation  de l’infrastructure et du service rendu , ce qui entraîne des coûts de transaction importants, préjudiciables à l’efficacité économique et supprime les avantages de l’intégration verticale et des synergies qui en découlent ; cette séparation donne lieu à la perception de droits de péage de la part des opérateurs utilisateurs du réseau, qui sont calculés arbitrairement , créant l’illusion de « la vérité des couts ».

Il serait préférable de se borner à une séparation des comptabilités, afin de réaliser la tranparence souhaitable.

Questions 21 et 22. Le calcul de l’indemnisation correspondant aux « obligations » de service public ne peut qu’être très approximatif et arbitraire, souvent préjudiciable à l’opérateur qui en est chargé, s’il est d’un montant insuffisant, de sorte que celui-ci cherche à restreindre le champ de la dite obligation. Cela touche en particulier le service universel (exemple dans les télécommunications).

La péréquation tarifaire, système le plus égalitaire et répondant le mieux à  l’objectif d’accession de tous aux services, doit etre étendue au maximum possible, tout au moins en ce qui concerne l’application aux utilisateurs domestiques. Quant aux financements croisés, qui ont leur légitimation (sauf quand le secteur subventionné aide le secteur concurrentiel), ils ont tendance à s’épuiser du fait de la concurrence ; par exemple du temps des monopoles publics, les activités bénéficiaires (TGV,lignes aériennes les plus fréquentées)subventionnaient les déficitaires, qu’il fallait conserver au nom de l’intéret général ; depuis que la concurrence a réduit les marges sur les lignes bénéficiaires, les activités déficitaires sont obligées de recevoir des subventions publiques ou de disparaître, la solution  de la reconnaissance de droits exclusifs pouvant étre la meilleure solution.

Question 23. L’écrémage est de pratique courante dans la plupart des SIG. En particulier, certains nouveaux entrants choisissent de se positionner sur certains créneaux, en utilisant la stratégie du « voyageur clandestin »,profitant sans, les payer , des investissements lourds déjà consentis par leurs concurrents ;ils peuvent également utiliser une concession déjà exploitée par eux, ce qui leur facilite l’accès (par exemple, concession d’une ligne de chemin de fer succédant dans la meme région à une concession de transport urbain ou à une concession d’eau).

Questions 25 et 26. D’après les commentaires accompagnant ces questions, la CE s’estime en droit  d’évaluer elle-même les performances européennes des services  d’intérêt général alors qu’elle exerce également les fonctions de conception et d’exécution à ce niveau ; elle évalue donc les résultats de sa propre politique, ce qui va à l’opposé de son intention, proclamée

dans son Livre Blanc sur la bonne gouvernance européenne de  « se recentrer sur son cœur de métier ». Autant il est souhaitable que la CE prenne des initiatives méthodologiques pour l’évaluation, autant elle ne doit pas procéder elle-même à cette évaluation, surtout lorsqu’on constate qu’elle tend trop souvent à vanter « des résultats  favorables dus à l’introduction de la concurrence », d’après une interprétation plus ou moins contestable des statistiques. Des études, entre autres celle réalisée par le CEEP, proposent la création d’instances d’évaluation dans chaque Etat membre, dont la composition et le fonctionnement assureraient l’indépendance, le pluralisme et l’efficacité, avec une prise en compte progressive au niveau européen, sous forme d’une instance d’évaluation rattachée au Parlement Européen.

Question 27. Il serait inadmissible que les usagers n’interviennent pas directement dans ce processus d’évaluation, de préférence à toute méthode de sondage auprès d’eux. C’est une nécessité résultant du ralliement de l’UE à la démocratie participative, qui doit se manifester par l’introduction de représentants des consommateurs et de la société civile dans les instances d’évaluation décrites ci-dessus, outre celles de représentants des autorités publiques, des opérateurs et des régulateurs, ainsi que des organisations syndicales

Question 29. Il ne faudrait pas que les missions de SIG que l’on chercherait à promouvoir en Europe fassent l’objet de marchandages globaux dans les négociations de l’AGCS où la volonté d’etre « offensifs » dans des activités où l’on s’estime capables de gagner des marchés extérieurs puissent  nous entrainer à des concessions dangereuses pour les SIG. Non seulement il s’agit de préserver les services publics de nature sociale et culturelle, mais il faut le faire aussi pour ceux qu’on qualifie de « biens communs », c’est à dire ceux revétant un caractère vital (eau, environnement, électricité, poste). A ce titre, on peut s’étonner que l’UE ait cru bon d’étre offensive dans les domaines de l’eau et de l’environnement et qu’elle accepte ainsi de les considérer comme de simples marchandises.